Des mines à la Délivrance. La Cité des Jardins. Les Jardins du Bonheur
14 décembre 2008Début des années cinquante, c’était le baby-boom dira-t-on quelques années plus tard et aujourd’hui le « Papy-BOUM!!! », en évoquant la terrible explosion qui ferait sauter la Sécu et autres caisses de retraite.
Une cité minière, près de Lens. Pas de ces cités aux longs corons qui étendent sans fin leur grisaille de boue et leur noirceur de charbon, aux maisons toutes alignées et collées l’une à l’autre, comme dans un geste de solidarité. Non, une brave cité plus humaine pourrait-on dire, aérée. Des maisons à double logement, espacées pour insérer des jardins, devant, derrière et sur les côtés. Bien sûr, elles sont alignées. Les rues sont en terre battue, mais il y a des barrières aux jardins, avec un portillon à battant unique. Mais aussi, les boulevards, artères de cette cité sont si larges et si boisés, qu’on s’imagine, je m’imaginais à l’époque, descendre les Champs Elysées, alors qu’ils déversent leur flot incessant de mineurs vers le « carreau » de fosse, chaque jour, trois fois par jour peut-être, qui à pied, qui à vélo, qui en autobus, jaune sable, les SAVIEM de la compagnie « Les Artésiens ».
Mais notre cité aurait-elle été créée par quelque architecte, esthète, admirateur de l’art grec ? Pourtant, il y a prévu de l’espace, le confort moderne, les toilettes indépendantes, bien sûr, dehors, bien sûr, attenantes à la maison, une simple planche de bois trouée en son milieu, donnant l’accès à un trou noir et nauséabond qui parait sans fond à cet enfant que je suis encore, un broc d’eau à remplir, mais ce n’est pas vraiment utile, car ce trou ressemble au tonneau des Danaïdes, et le clou presque tout rouillé où sont suspendus les quarts de feuilles de papier journal, qui laissent sur les mains et qui sait peut-être ailleurs, des traces d’encre noire. Et mon père le videra consciencieusement, ce trou, année après année, de ses mains tenant une sorte de grande louche, traditionnellement le 1er mai, fête du travail, pour déverser son contenu providentiel sur la terre du jardin, noire elle aussi, qui nous approvisionnera en si beaux légumes.
Le confort moderne, dis-je, l’eau courante, l’eau froide bien sûr. Pour l’eau chaude, on attendra que j’aie vingt ans. En bois aussi la planche où ma mère s’échine et s’esquinte le dos et les mains à frotter à la brosse de chiendent, du vrai, les draps et le linge qu’elle a mis a bouillir dans une immense lessiveuse en acier galvanisé au couvercle fermé sur un champignon qui déverse sans fin son trop plein d’eau bouillante et de « savon noir » ou de Sunlight (prononcer Saint Liche) sur ce mélange confus de cotons qui trempent et qu’elle remue d’un bâton tout blanchi par les longues macérations. Et ce chaudron, droit sorti de l’enfer, repose sur un trépied qui de son brûleur puissant réchauffe la masse d’eau bouillonnante.
Le confort moderne, dis-je encore, bien sûr on a une grosse cuisinière, à charbon, Houillères (H.B.N.P.C.) obligent, qui ronfle le matin, marche toute la journée, au ralenti l’été, astiquée et luisante comme pour un concours dans le voisinage, sentant cette cire grise qui fait briller la plaque supérieure, que chacun de nous à son tour applique avec grand soin, cette plaque où le café reste toujours chaud et ajoute son parfum, pas toujours avec bonheur à celui de la pâte à reluire.
Un feu « continu » brûle doucement les nuits et les matins d’hiver, mais jamais il n’empêchera de se former une pellicule épaisse de glace dans les coins des petits carreaux des vitres de la chambre où je dors avec mes deux frères.
Et chaque jour, nous partons pour l’école, seule façon, seul moyen pour mes parents d’imaginer pour nous, leurs enfants, de sortir un jour enfin de cette vie dans une espèce de ghetto que l’on n’a pas choisi. A pieds, tous, en short, tous, vers cette « Ecole des Garçons », ma sœur vers son « Ecole des Filles », où se déverse maintenant un flot, similaire à celui des mineurs, d’enfants braillards et joueurs, formant le deuxième poumon de la cité. Blouse grise de rigueur, tableau vert, carte de France au mur, carte de « Leçon de choses », autre désignation de l’époque des Sciences Naturelles, devenues aujourd’hui Sciences de la Terre ou de la Vie. Les classes elles aussi sont chauffées au charbon par un grand poêle central, où pendant un temps on réchauffera aussi des bouteilles de lait offertes par la commune ou le gouvernement. Chez nous, c’est le dernier de la classe qui coupe le bois et alimente le feu.
Le dimanche, c’est le jour du Seigneur, la messe, l’église, toujours pleine de fidèles, mais le sont-ils vraiment, fidèles, les hommes assistant par devoir, car l’ingénieur des Mines est là aussi; se faire mal voir ou ne pas se faire voir serait mal vu, ceux qui n’assisteront pas sont déjà bien connus.
Car notre esthète grec, architecte à ses heures, a clos la cité d’un barrière qui l’enceint, un muret bas, surmonté de grilles hérissées de pointes, de lourdes barrières pouvant s’ouvrir et se fermer à volonté, quand le maréchaussée, vestige des temps médiévaux désire s’en mêler, notamment quand la colère gronde, et en cent cinquante années de charbon, ce ne sont pas les occasions qui ont manqué. Elles se ferment donc sur la cité, comme sur un camp de concentration, les gardes au seul service des Houillères assurent la sécurité ordinaire, la police, l’armée ou la gendarmerie interviendront pourtant lors des grandes grèves.
Mais je n’ai pas connu les barrières, ni les grilles, seulement les murets bas de briques, et les énormes supports d’axe des barrières, en fonte, encastrés dans le sol.
Retour du fond. Les « gueules noires » sortent du trou. Il y a bien des douches à l’époque, sur le carreau, mais beaucoup, pressés de rentrer chez eux, sortent ainsi vêtus, de bleu, la barrette sur la tête, tout tachés de cette poussière de charbon qui leur fait les yeux noirs, et les narines comme ces puits obscurs sans fond où ils descendent.
« Au Retour du Sénégal », un écusson de bois peint, sur lequel est dessinée la tête d’un Sénégalais, comme celui de la réclame du chocolat « Banania ». Voici le nom du café, non loin de chez moi, l’un des très rares dans la cité, où s’arrêtent et boivent peut-être ceux qui ne sont pas pressés. Je ne sais pas vraiment, car je n’ai pas le droit d’entrer, alors que d’autres jouent aux javelots, dehors, sous un préau en terre battue, double cible de bois à sept ou à dix mètres, et lancent leurs dards d’acier pointus et luisants, au plumage coloré. Je reste là souvent pour admirer leur adresse. J’ai entre six et huit ans.
Les courses, on les fait à la « Coopérative », seul magasin dans la cité, où l’on trouve presque tout. Mais on peut aussi aller en ville, mais c’est plus loin. Le père de mon père s’y est occupé un temps de la comptabilité. On peut économiser, en achetant et collant des timbres sur un cahier à cet effet, qui nous donne droit quand il est rempli, à la valeur d’un service à café, ou du poste de radio à transistor, dernier cri, qui commence à inonder les maisons et remplacer peu à peu les vieux postes à lampes, cyclopes à l’unique œil vert, qui éclaire la cuisine dans la nuit quand il fonctionne.
Des voitures, il n’y en a guère, on voit plus souvent les vieilles camionnettes Citroën type H en tôle ondulée du marchand de pain, boulanger en ville, du marchand de beurre et de lait, qui passent le premier tous les jours ou presque, le second une ou deux fois par semaine.
Alors, les jeux, c’est dans la rue en terre battue, je l’ai dit: les billes, les toupies en bois de buis souvent, avec leur dard d’acier, qui claquent et ronflent tant elles tournent vite, lancées avec force et adresse par des garçons adroits à manier le « clacheron ». Le jeu de guise a aussi de nombreux adeptes, il se joue dans la rue aussi mais est dangereux pour les spectateurs imprudents, gamins que nous sommes. C’est le foot aussi, ici, on supporte l’équipe de la ville et celle de Lens, à cette époque, Lille est si lointaine, il faut prendre le bus de la ligne Citroën ou le train; on n’y va qu’un fois par an, en Septembre, visiter une tante qui habite dans le centre, rue des Fossés, qui existe encore, et en profiter pour faire un petit tour à la foire aux manèges.
On est ici comme à l’autre bout du monde, dans les colonies, tant les noms de rues, instaurés depuis peu, sont exotiques et évocateurs des contrées lointaines : on y trouve les rues du Tonkin, de Cochinchine, de Siam, de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Guyane, le boulevard de Tahiti. D’autres cités auront moins de chance en adoptant les noms des écrivains et poètes, essentiellement français, dont les noms rappellent plutôt l’école, les devoirs et les leçons. Mai avant cela, nous habitions au 315, pas de nom de rue, je ne me suis jamais inquiété de savoir jusqu’où allait ce nombre, peut-être mille ou deux mille.
Et le jardin, dans tout cela, le repos, le délassement du travailleur. Pour certains bien plus encore une passion. En façade des maisons, des parterres fleuris, les pelouses viendront bien plus tard aussi. Derrière, le potager où croissent tous les légumes ordinaires, beaucoup de pommes de terre, l’essentiel de la nourriture d’alors avec le pain. Avant le travail, le matin de très bonne heure, le soir après être rentrés du boulot, ils sont là, l’outil à la main, à bêcher, ratisser, biner, sarcler, planter, arracher: le quotidien du jardinier, quoi! Et de discuter avec son voisin, qui fait de même dans le jardin d’à côté. Des gestes qui n’ont pas changé pour les amoureux du jardinage, ni les outils. On les voit donc toujours au jardin, ces mineurs actifs. Mais alors, que dire des retraités. Ils sont encore jeunes, pour ceux qui sont en bonne santé, ils ne sont pas légion cependant, mais toujours dehors, du matin jusqu’au soir, pour oublier qu’ils ont passé la plupart de leur vie enterrés sous terre, et regardent passer ceux qui à pieds partent ou reviennent de la fosse et rythment ainsi leurs journées mieux que les cloches lointaines de l’église.
A cette époque, aussi, les derniers combats de coq, j’en ai vu quelques uns, les tout derniers de cette cité, tels que les décrit si bien Simons, dans son patois qui ressemble tant au mien, mais sans tous les termes propres aux métiers de la fosse. On a toujours parlé patois à la maison, pas à l’école car le châtiment était douloureux, mais bon, il y a prescription.
Et puis, nous avons déménagé, une fois, j’avais à peine six ans, la seule dans mon enfance, moitié à pieds, moitié en carriole, peut-être une petite camionnette, je ne me souviens plus bien. Un petit saut de puce de cinq cents mètres, pour une maison plus spacieuse, un jardin plus grand, une impasse : le rêve pour des gamins habitués à jouer dehors. Une très proche voisine, amie d’enfance, en admiration devant notre nouveau jardin si grand, si beau, où elle venait au début jouer parfois, en a dit, c’était cette année, juste après la mort de mon père, que c’était pour elle le « Jardin du Bonheur ».
Dix ans plus tard, ce sera le tiercé qui aura les faveurs de tous. Tout se perd, tout change, le confort arrive, tout s’accélère avec les années soixante qui pointent leur nez. Les automobiles, les transistors, la télé, bientôt en couleur, le réfrigérateur. De Gaulle l’a annoncé, la guerre est loin, il est temps d’avancer, et l’on avance. Ma jeunesse passe maintenant et se termine et je pars, vers d’autres horizons, comme De Gaulle aussi est parti. Jamais je n’oublierai les « Jardins du Bonheur », ce temps béni de la jeunesse et de l’insouciance. Sans doute j’y reviendrai.
Voilà vingt ans que je suis revenu dans la région. Mais plus de travail dans les mines, les puits sont fermés depuis bien longtemps. Le hasard me dépose à Lomme, dans cette cité qui commence à se reconstruire, la S.N.C.F. se défait de son patrimoine devenu encombrant sur le plan financier, une cité que je n’ai jamais connue auparavant.
Mon père est né « Cité des Jardins », cité minière, il y a bien longtemps, alors on n’allait pas à la maternité. Puis ses parents ont déménagé, lui avec eux. Il s’est marié ensuite, et a déménagé deux fois, vers cette cité que j’ai connue, encore un saut de puce de moins d’un kilomètre, comme si quand on naît là, on y est comme rivé pour la vie. Au décès de ma mère, il est retourné à la cité de son enfance, comme si la boucle se bouclait déjà un peu, plus de quatre vingt ans plus tard.
La « Cité des Jardins », quand je l’ai en mémoire, c’est un peu comme la « Cité des Roses », ici. Et me voici revenu donc dans un environnement et un paysage de rues et de maisons, où tout me parait pourtant si familier. Ici, paraît-il, il y eut plus de quatre vingt dix types de logements différents. La cité est plus petite, certes, Mais on y trouve partout des arbres, des haies d’arbustes, des fleurs, des jardins, la vie et le travail des hommes.
J’étais peut-être en quête de mon propre « Jardin du Bonheur », et nous avons découvert toute une cité qui m’évoque tant de souvenirs que je n’ai jamais connus ni vécus. Etrange sensation que de vivre la vie d’un étranger qui est pourtant chez lui.
Il si agréable de s’y promener, à pieds, le matin de bonne heure, même lorsque le temps n’est pas favorable. On y voit beaucoup de chiens, des maîtres qui se laissent guider tant il est bon d’y flâner.
Un architecte esthète, amoureux de la Grèce antique, y serait également passé, et aurait jeté son dévolu sur ce paradis qu’il a dédié aux cheminots. Mais sans doute était-il plus spartiate qu’athénien, car le confort moderne de l’époque est en tout point identique à ce que j’ai connu. Le résultat final est très semblable, et tout est donc voué à évoluer et s’améliorer si les circonstances en laissent l’occasion.
Les planches de bois, les combats de coq, le café sur le feu, les toupies ronflantes, peut-être vous qui êtes d’ici, me direz s’il en était de même. Les trains à vapeur qui transportaient le charbon chez nous, sans doute en avez-vous vu transporter bien d’autres marchandises, tractés par des locomotives peut-être fabriquées à Fives ou à Givors. Gens de labeur, gens de simple bonheur, ici ou là, ce sont les mêmes, ceux de mon enfance, ceux d’aujourd’hui que je croise dans les rues, qui cultivent ce qui reste encore, ici, des « Jardins du Bonheur ».
Redonner vie à cette cité ancienne, à ces bâtiments, pour certains presque centenaires, c’est conserver un patrimoine qui fait l’honneur et la fierté des gens qui l’ont façonnée, et lui ont forgé son âme par leur labeur et leur amour. C’est toute la vie d’une cité qui imprègne ses murs.
La Délivrance est dans la conservation de son identité cheminote, dans la création de maisons de vie et non de maisons de passage.
Conservez donc ces jardins du bonheur, cultivez-les, embellissez-les, ce n’est pas du Voltaire, juste un peu de bon sens. Façonnez une cité où vos enfants prendront plaisir et reviendront sans nul doute un jour, et se souviendront que leur enfance était si belle.
Voilà ce que j’ai vu.
Voilà en peu de mots, ma vie, telle que je l’ai vécue.
Voilà tout l’amour que je porte à ma région et à ses travailleurs.
Philippe Salmon.